Le mémoricide : un crime intemporel et imprescriptible[1]

par H. Piralian-Simonyan

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« Lors de la promulgation de la loi Gayssot, les victimes survivantes, les orphelins étaient en notre mémoire, les abominations commises encore bien vivantes. Avec la loi Taubira, on remonte à cinq ou six siècles, et avec l'Arménie, à des crimes dans lesquels la France n'a aucune part. A quand la Vendée ? A quand la Saint-Barthélemy ? A quand les Albigeois, les Cathares, à quand les Croisades ? » [2]

« Le conseil d’administration de l’Association Liberté pour l’Histoire, réuni le 29 février 2012 sous la présidence de M. Pierre Nora, se félicite de la décision du Conseil constitutionnel jugeant contraire à la Constitution « la loi visant à réprimer la contestation de l’existence de génocides reconnus par la loi ». Il a pris acte de ce que, en France, il ne revient pas au Parlement de légiférer sur l’Histoire. »
[3]

Il semble que certains historiens non seulement n’aient pas encore compris la spécificité du génocide mais aient contribué et continuent de contribuer activement, en ce qui concerne le Génocide des Vendéens, au maintien de son mémoricide : le fondateur René Rémond comme les signataires du mouvement "Liberté pour l’Histoire" semblent être de ceux-là. Je tenterai dans ce texte de montrer en quoi une telle position sur ce génocide atteint au plus profond de leur présent les Vendéens héritiers de ce génocide.

En effet, dans son article « L’Histoire et la Loi » René Rémond écrit : « A l’encontre de la pratique universelle qui disposait qu’après un certain délai les fautes ne pouvaient plus faire l’objet de poursuites pénales et qui interdisait même, sous peine de sanctions, d’évoquer le passé, notre siècle a décidé d’abolir les effets du temps sur la mémoire pour une certaine catégorie de crimes. L’oubli est interdit- il est même une faute ; et se souvenir est devenu une exigence éthique et juridique… telles sont les racines de ces lois qu’on nomme aujourd’hui mémorielles
[4] et qui concernent l’établissement de la vérité de l’Histoire…. Le crime contre l’humanité avait été conçu pour des faits contemporains, qui passaient l’entendement et dont l’horreur et l’ampleur ne relevaient d’aucune catégorie juridique. Il qualifiait le présent immédiat, il ne concernait pas le souvenir, ni la mémoire, ni le passé. Quant à la loi Gayssot elle avait été conçue dans les circonstances très précises du négationnisme faurissonien non contre les historiens, mais contre les militants de la contrevérité historique. Avec l’extension de la loi Gayssot et la généralisation de la notion de crime contre l’humanité, on est dans une double dérive : la rétroactivité sans limite et la victimisation généralisée du passé. »[5]

Or si, dans ce texte René Rémond parle bien de l’énormité du crime contre l’humanité, comme d’un « crime qui passe l’entendement » il en parle seulement comme s’il s’agissait d’une différence de degré et non de nature avec les crimes « ordinaires ». C’est pourquoi, il ne semble, ni mesurer ni prendre en compte les effets symboliques comme les effets psychiques que produit ce crime spécifique aussi bien pour les individus que pour la société à laquelle ils appartiennent.

De même qu’il semble ne pas comprendre que l’oubli n’est pas interdit mais qu’il est rendu, dans le cas d’un génocide, impossible s’il n’est pas reconnu. De surcroît, le temps n’en efface pas la mémoire mais bien au contraire la renforce. Une mémoire qui devient alors d’autant plus dévastatrice qu’elle maintient au présent les effets psychiques dévastateurs du génocide. Ce qui est particulièrement clair dans le cas du génocide des Vendéens.
[6]

Un génocide ne s’inscrit pas dans l’Histoire mais rompt l’histoire. Il désagrège le tissu symbolique du lien communautaire, éclate les repères de temps et d’espace et c’est là que les caractères d’intemporalité et d’imprescriptibilité apparaissent comme lui étant constitutif et prend tout son sens. Sa nécessaire reconnaissance en devenant le corollaire incontournable.

Déjà en 1956 Vladimir Jankelevitch dans son livre L’imprescriptible, à propos du génocide des juifs dont sa famille fut victime - comparant le génocide des Juifs à ce qu’il appelle globalement « des massacres » - dit que ceux-ci ne peuvent aucunement être comparés au génocide des Juifs. « Ce qui est arrivé dit-il, à propos du génocide des Juifs, est unique dans l’Histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n’en est pas d’autres exemples depuis que le monde est monde »
[7]. Comparer serait, dit-il, alors purement du négationnisme et aurait uniquement pour but, en banalisant le génocide des Juifs, de s’en « débarrasser » ; le génocide des Juifs étant unique et incomparable parce qu’essentiellement issu de l’antisémitisme et donc indissociable de celui-ci. Il ne le rapproche donc d’autres génocides que pour nier leur caractère génocidaire. Ce à quoi il s’applique dans les paragraphes suivants.

C’est ainsi que, pour lui, rapprocher les crimes de Staline de ceux d’Hitler, ne se ferait que dans le but de permettre d’excuser ceux d’Hitler et, dit-il en ironisant, « encore mieux : Hitler se serait inspiré du Sultan ( !) qui organisa, au début du siècle, l’odieux massacre des Arméniens. Si les Juifs ont été exterminés c’est la faute d’Abdul-Hamid. Un éminent historien a même écrit que les « Noyades de Nantes » sous la Terreur étaient le véritable précédent d’Auschwitz et de Treblinka. Et il conclut par cette phrase effrayante : » Il n’est donc arrivé aux Juifs rien que de très ordinaire ». Traduire : les Noyades de Nantes et la Terreur n’étaient rien que de très ordinaire. De même qu’il dira que « le massacre des Arméniens ne fut qu’une flambée de violence » donc en rien comparable à la programmation du génocide des Juifs.  De même encore que celui-ci n’a rien à voir avec « ces excès déplorables qui font souvent le cortège des révolutions, et qui ne sont pourtant pas voulues comme telles par le révolutionnaire : car le terrorisme est moins souvent une intention expresse du révolutionnaire qu’une dégénérescence de la révolution. »
[8]

Il est cependant bien facile de dédouaner les génocidaires comme les révolutionnaires de toute responsabilité en séparant radicalement le génocide des Juifs comme seul génocide, de tous les autres crimes contre l’humanité. Et Vladimir Jankelevitch de conclure qu’au lieu de poursuivre les bourreaux nazis, «nos distingués casuistes» comme il appelle ceux qui défendent la thèse de l’existence d’autres génocides «ont mieux à faire : il faut absolument escamoter l’atroce génocide et trouver dans l’histoire d’autres Auschwitz qui dilueront l’épouvante du vrai Auschwitz. Cette inversion des mouvements les plus naturels du cœur et de la raison, je ne puis l’appeler que perversité.»
[9]Comme si la recherche de tout autre crime contre l’humanité qui serait nommé génocide ne pouvait provenir que d’une entreprise négationniste visant à banaliser le génocide des Juifs.

On pourrait laisser de côté de telles paroles si elles n’étaient de Vladimir Jankelevitch qui représente, par ailleurs, une figure essentielle de la philosophie morale française et si en outre, elles ne rejoignaient pas des propos de Liberté pour l’Histoire que tiennent certains historiens actuels qui veulent réserver aux seuls crimes nazis l’imprescriptibilité et la rétroactivité des crimes en même temps que l’appellation de génocide.

Nous retrouvons chez René Rémond les mêmes arguments que chez Vladimir Jankelevitch lorsqu’il parle de l’application de la loi Gayssot au génocide des Arméniens : « On perçoit le saut effectué de la loi Gayssot à la loi sur le génocide arménien. …Si personne ne contestait que les Turcs avaient fait mourir dans des conditions inhumaines des centaines de milliers d’hommes et de femmes, était-ce bien par exécution d’une décision qui visait expressément à exterminer jusqu’au dernier Arménien ? » Et il ajoute « En outre, à qualifier l’événement de génocide, on banalisait le concept élaboré à propos de la shoah, dont on diluait la spécificité et le caractère exceptionnel. Cette deuxième loi mémorielle avait enfin pour conséquence d’ouvrir une sorte de compétition entre les victimes. »

Ainsi nous voici revenus à la banalisation et même à la perversité que dénonce Vladimir Jankelevitch lorsqu’il est question du génocide des Arméniens. Et René Rémond d‘insister dans le post-scriptum de son texte "L’Histoire et la Loi" : « Mais ne vient-on pas d’apprendre que le groupe parlementaire socialiste à l’assemblée s’apprête à déposer une proposition de loi prévoyant des sanctions pouvant aller jusqu’à cinq années d’emprisonnement pour quiconque nierait le génocide arménien ? C’est aligner celui-ci sur la shoah et lui étendre le bénéfice de la loi Gayssot. Les politiques sont décidément incorrigibles : l’émotionnel l’emporte sur le raisonnement.» Et encore d’insister, s’il en était besoin, à propos des lois mémorielles « Les lois mémorielles ont été adoptées à partir de considérations essentiellement électorales... Qui relèvent plus de l’émotion que de la raison qui n’ont aucune légitimité scientifique et qui confondent Mémoire et Histoire »
[10]
 
Aux historiens seraient attribuées la raison, l’objectivité et…la vérité tandis qu’aux politiques et aux autres reviendraient l’émotionnel et l’affectif qui de plus ne peuvent être (par nature ?) que partisans et mensongers. Peut-on dire ainsi et encore une fois, plus clairement que seules les victimes de la shoah ont été victimes d’un génocide ?

 Et René Rémond de poursuivre dans ce sens « La rétroactivité et l’imprescriptibilité
[11] que prévoyaient les jugements de Nuremberg, puis la loi de 1964 comme la loi Gayssot qui s’y réfère, étaient limitées à la période des crimes nazis. On ne remontait en arrière que de cinq ou six ans….en quelques années, on est passé d’une rétroactivité de six ans à une rétroactivité de six siècles. » C’est ainsi qu’ajoute t-il « le « génocide » vendéen attend sa reconnaissance officielle. »[12] Et, là encore, comme dans le texte de Vladimir Jankelevitch, il est question d’un génocide vendéen mais toujours comme repoussoir à l’extrême de l’inenvisageable et comme exprimant le comble de la revendication abusive, injustifiée, absurde. Mais pourquoi alors éprouver le besoin de le nommer ?

Et si toutes ces argumentations avaient pour objectif de faire que la question de l’existence du génocide des Vendéens ne puisse même pas être envisagée, c’est-à-dire qu’il fasse en ce cas l’objet constant d’un mémoricide répété ?

D’autre part, ne peut-on avancer que l’incompréhension et la résistance - dont font preuve certains historiens à l’égard de la prise en compte de la spécificité génocidaire, son impossible à penser - ne font-elles pas partie des raisons de son repli sur le génocide des Juifs qui, en ce cas, s’il était unique et seul de cette espèce monstrueuse, « débarrasserait » et mettrait à l’abri le reste du monde et l’histoire de cet incommensurable meurtre? Position qui, si l’on reprend en l’inversant les arguments de Vladimir Jankelevitch, peut prendre alors paradoxalement le visage d’une forme d’antisémitisme inconscient. C'est-à-dire une incapacité à penser les particularités génocidaires dans ses conséquences psychiques atemporelles et à envisager le génocide comme un mode d’autodestruction de notre humanité, comme possible ouverture constante de l’humain au mal radical. Incapacité qui conduirait à en faire un événement contraire à l’Histoire, ponctuel et unique, réservé aux seuls Juifs, ce qui aurait pour corollaire pervers l’exclusion radicale des Juifs d’une humanité commune. Mais n’est-ce pas précisément ce en quoi consiste le projet génocidaire : éradiquer un groupe humain de l’humaine condition ?

C’est encore cette méconnaissance ou ce refus d’intégrer l’existence du génocidaire dans l’humain qui conduit certains historiens à des distorsions comme à des procès d’intention à l’égard de ceux qui tentent de dévoiler leur existence comme à l’égard de ceux qui tentent de trouver des réponses pour les survivants en souffrance et à penser des modes de préventions dans le domaine juridique. Cependant, précisons-le, il s’agirait alors d’un nouveau Droit, nouveau Droit qui se construirait, dit Antoine Garapon, « au-delà du Droit plutôt que contre le droit » En effet, poursuit-il « Si l’on répare un préjudice, une identité niée demande à être reconstruite, réaffirmée par un acte judiciaire à beaucoup d’égard inédit : la reconnaissance. »
[13] De son côté Jean Baptise Racine parle de la reconnaissance comme « d’une sépulture morale »[14]. C’est ce nouveau Droit qui serait donc chargé d’édicter une loi symbolique réparatrice qui prendrait en compte une éthique inséparable du concept d’humanité et mettrait en même temps fin au mémoricide.

Mais revenons à ces procès d’intention, faits au nom de la vérité et de la neutralité de l’Histoire dont les seuls dépositaires seraient les historiens et qui consistent essentiellement à contrer les opinions adverses, à les dénigrer et à les diffamer. « L’affaire commence à tourner mal quand l’Histoire qui n’appartient à personne et consiste à faire du passé l’affaire de tous, ne se voit plus écrite que sous la pression de groupes de mémoire intéressés à faire prévaloir leur lecture particulière. S’amorce alors un changement d’une toute autre nature, un basculement d’une toute autre portée ; on passe d’une mémoire modeste, qui ne demande qu’à être enfin reconnue, respectée, intégrée au grand registre de l’Histoire collective et nationale, une mémoire essentiellement accusatrice et destructrice de cette histoire. Imposant une interprétation générale et tordue, impatiente de voir sa propre version officialisée et protégée par le rempart de la loi républicaine. Et prête au nom de la souffrance et de la vérité confondue, à imposer ses revendications par des moyens peu scrupuleux : noyautage politique, chantage électoral, et, s’il le faut menace physique et personnelle. S’agit-il encore de mémoire ? »
[15]

Mais est-ce possible de disqualifier ainsi tout à la fois les mémoires et les souffrances individuelles qui deviennent alors globalement suspectes et sont jugées, par le corpus des historiens, fausses lorsqu’elles prétendent et revendiquent leur inscription donc leur appartenance à une Histoire collective ?

En effet, ce que nous dit Pierre Nora c’est que les revendications des Vendéens qui ne seraient soutenues que par des mémoires individuelles, donc subjectives, c’est-à-dire pour lui partisanes au sens péjoratif de ce mot, ne sont pas, de son propre aveu, protégées par les lois de la république. Elles n’ont de ce fait non seulement aucune valeur mais encore aucun droit à l’existence car n’étant porteuses d’aucune vérité parce qu’elles se situent hors le consensus d’une Histoire officielle. Ainsi le cercle vicieux fonctionne à plein. Pas de reconnaissance pas de droit, pas de droit pas de reconnaissance.

Mais n’est ce pas face à ce refus, à la fois de reconnaissance et d’inscription dans le collectif, que ces revendications peuvent devenir, mais peut-être et à ce moment là, à juste titre, accusatrices : puisque la destructivité se trouve alors du côté du mémoricide qui exclut ces mémoires et ces souffrances de leur appartenance au collectif national alors que ce que demandent « ces mémoires individuelles » c’est précisément que ces mémoires individuelles fassent partie, à partir de leur reconnaissance, de l’Histoire de la nation dans laquelle ils vivent ?

Ainsi en l’état des choses, il est donc possible de nier le génocide des Vendéens mais il n’est pas possible de penser son existence et encore moins de réclamer sa reconnaissance. En effet, s’il n’y a pas eu de génocide comment les actes issus de son déni pourraient-ils être sanctionnés puisque c’est l’affirmation de son existence qui est réprimée, d’une répression qui échappe à la loi. Ainsi est-ce celui qui pose l’existence du génocide qui se trouve sans protection de la loi. Dés lors où se trouve la liberté de pensée sinon du côté du retour de la violence génocidaire qu’exercent ceux qui soutiennent ce mémoricide ?

Est-ce cette liberté-là que réclament les signataires de Liberté pour l’Histoire ?

Ainsi l’idéologie qui sous-tend Liberté pour l’Histoire est que les historiens seraient porteurs d’une pensée libre et indépendante et donc garante de la vérité tandis que de leur coté les politiques mais aussi les juristes et ceci malgré le soutien de certains citoyens ne pourraient être que des falsificateurs de l’Histoire qui la distordraient à des fins partisanes. C’est oublier que les historiens peuvent être, eux aussi, assujettis à une histoire officielle qu’ils défendent à des fins idéologiques, ce qui semble être le cas dans la question des génocides comme nous l’avons souligné, et en particulier celui du génocide des Vendéens. Tant il est vrai que la neutralité est un mythe et la vérité trop complexe pour appartenir à un groupe et que l’histoire officielle est toujours soumise et dépendante des tabous et des silences
[16 qu’elle construit pour protéger l’image et les fondations de sa société.

Sans doute est-ce de cela dont il est question lorsque Reynald Secher écrit sa thèse et ce pourquoi il deviendra la cible d’une mise à mort sociale accompagnée de menaces de mort, de vol de manuscrit et de tentative de corruption toutes attaques dont il témoigne dans son livre La désinformation autour des guerres de Vendée et du génocide vendéen
[17].

Attaques qui sont autant de preuves de la virulence toujours active et prête à surgir non seulement en paroles mais en actes dès que la parole d’un descendant de victimes tente de faire reconnaître ce dont ses ancêtres furent les victimes.

Dés lors comme le dit Antoine Garapon « Si le premier défi que prétendent relever les actions de demandes de réparation est de mettre un terme à des injustices historiques, en premier lieu par la reconnaissance,  en second lieu - moins visible et souvent même inconnu de ceux-là mêmes qui les intentent - par la réduction du sentiment d’éloignement de la cité politique à laquelle ils appartiennent… Ce qui demande à être réparé, c’est un bannissement, l’exclusion d’une communauté politique » qui produit « une sorte d’exil politique » dira t-il plus loin, et «qui mine la citoyenneté formelle. »
[18]

En ce cas, de la part de la République, refuser de reconnaître avoir, au nom de cette république, pratiqué un génocide, toujours légalisé, ne serait-ce pas une des manières de maintenir les Vendéens dans cette exclusion de la communauté ?

En effet, il semble qu’à cause de sa violente exclusion du champ de la reconnaissance, le génocide des Vendéens soit le seul génocide dont les victimes seraient non seulement désignées comme des coupables issus de ce retournement pervers qu’opèrent les génocidaires mais se vivraient obscurément elles-mêmes comme coupables puisque se revendiquer comme victime équivaudrait à devenir ipso facto des ennemis de la République et des droits de l’homme. Glissement qui les contraint à trouver refuge dans leur attachement au catholicisme et au roi, attachement que l’on peut comprendre si c’est la destitution de Dieu qui a rendu possible le génocide et l’animalisation d’une créature qui, si elle n’était plus celle de Dieu, basculait dans le néant.

Est-ce cela qui peut expliquer l’attachement désespéré des Vendéens à ce Dieu seul capable de maintenir leur humanité à travers la restauration de la mort en sanctifiant les génocidés comme enfants éternels de Dieu ?

D’où cet exemple de restauration et d’identification des victimes du génocide par leur lien à Dieu dont parle Reynald Secher à propos du scapulaire que chaque croyant accroche à sa poitrine en l’accompagnant de son signe de croix. Les Vendéens manifesteraient ainsi, en actes et sur leur corps la présence ou plutôt l’omniprésence des victimes du génocide dont il leur est, au quotidien, impossible de se séparer. Ne pouvant, faute de reconnaissance et de restauration de leur humanité, par une instance extérieure tierce, que se réfugier dans un avant de leur destruction s’en référant à Dieu et au roi pour lutter contre la disparition de leurs ancêtres. Ainsi les maintiennent-ils, faute de tombes symboliques, au présent à la fois en eux et en Dieu.

Nous retrouvons ici, la pertinence des propos d’Antoine Garapon, qui inscrit avec les lois mémorielles les dimensions intemporelles et imprescriptibles d’impunité. Dimensions qui permettent d’introduire comme leur corollaire logique la rétroactivité pour les douleurs de l’Histoire qui ne passent pas. Au regard de cela, il serait plus que temps d’abroger les lois de 1793 qui légalisaient le génocide des Vendéens. Abrogation qui, en reconnaissant l’existence d’un génocide des Vendéens, mettrait fin au mémoricide dont il est l’objet depuis plus de 200 ans et que, à cette occasion, la suppression des noms des généraux Turreau et Amey inscrits sur l’Arc de triomphe aille de soi.

A ce sujet Jean-Baptiste Racine dit ceci : Ainsi y a-t-il dans l’émergence de la notion juridique du crime contre l’humanité, ce qui révèle précisément le passage progressif de la morale au droit. Cela confirme que le génocide des Arméniens est bien le lieu de gestation du concept de crime contre l’humanité, le moment où la notion s’est précisée, est sortie de la gangue de la morale pour entrer dans le monde du droit … tout l’enjeu de la répression du crime contre l’humanité est d’enjamber la souveraineté d’un état pour sanctionner ses dirigeants … On passe des lois au crime où c’est l’Humanité qui est victime »
[19].

C’est ce que dit encore mais d’une autre manière Sevane Garibian lorsqu’elle écrit : « Contrairement à ce que laisseraient penser certaines critiques, ce n'est pas tant l'adoption d'un texte de loi visant à pénaliser la négation du génocide des Arméniens sur le modèle de la loi Gayssot qui est difficile avec les exigences d’une société démocratique. C’est la négation en tant que telle. La négation comme atteinte à l’ordre public et plus fondamentalement encore au droit, au respect de la dignité humaine dans sa portée collective ; c’est-à-dire un droit qui exprime la solidarité entre les humains et fonde le principe même de leur égalité. Un droit dont la reconnaissance mérite protection. »
[20]

Ainsi les rapports et les liens entre histoire, droit, politique, et éthique qui est le nouveau partenaire introduit, s’en trouvent bouleversés.

Il s’est donc produit au début du XXème siècle une ouverture liée à un bouleversement des instances qui s’est opéré grâce à l’apparition du concept de crime contre l’humanité puis de celui de génocide et à leur introduction dans le Droit et le domaine politique qui, en introduisant la dimension éthique, a entraîné la mise en question de la toute puissance de la souveraineté et donc de l’impunité des états nations. Cette internationalisation du Droit a, de ce fait, acquis un pouvoir supra national, si difficile et contesté soit-il par ailleurs. Mais dont le principe, en tout cas est devenu un acquis et introduit le fait qu’aucun dirigeant sur la planète ne peut plus être sûr de son impunité en cas de crime contre l’humanité.
[21]

Le Droit est donc bien là nécessaire pour tracer une ligne de démarcation entre l’humain et sa double transgression : celle du crime contre l’humanité et celle de son déni. Il pose comme légitimes les sanctions pour les coupables et comme nécessaires les réparations pour les victimes et leurs descendants au regard des spécificités d’intemporalité et d’imprescriptibilité qui sont liées à ces crimes et ceci malgré les énormes difficultés et compromis incontournables que leur mise en œuvre entraîne. C’est dire que les générations sont solidaires ; elles le sont dans la transmission des valeurs mais aussi des douleurs qui appellent réponses

Autrement dit, il s’agit là d’un choix de société mais aussi d’un choix politique qui nous renvoie à cette question : qu’implique l’apparition de l’humanité désignée comme (possible) victime dans le champ juridique ? Apparition qui nous renvoie, par ailleurs, directement à la déclaration des droits de l’homme, là où furent, pour la première fois, explicitement exprimés les droits de cette humanité. D’où le paradoxe de cette double fondation par la Révolution française : celle des droits de l’homme mais aussi celle des génocides. C’est dans leur caractère contemporain et dans leur lien que réside la difficulté de les penser. Il n’est cependant pas question de se servir de l’avènement des droits de l’homme pour exonérer les crimes de la Terreur et de justifier les uns au nom des autres.

C’est pourquoi pour conclure, mais peut-être aussi pour renvoyer à la lecture du livre de Reynald Secher et en mesurer tous les enjeux, nous poserons cette ultime question : Comment la France traite-t-elle cette « humanité victime » et quelles conséquences a ce mémoricide concernant le génocide des Vendéens pour ses héritiers mais aussi, pour toutes les autres humanités en souffrance qu’elle abrite sous son toit ?

Hélène Piralian – Simonyan   
Philosophe et psychanalyste


[1] Ce texte se situe dans le prolongement de ma postface : Le mémoricide : un crime toujours à l’œuvre ?du livre de Reynald Secher : Vendée. Du génocide au mémoricide, éd du cerf, 2011, p.325-348.
[2] Le monde 11 octobre 2003.
[3] Communiqué de l’association Liberté pour l’Histoire.
[4] J’adopterai pour ma part la définition des lois mémorielles telles que les définissent certains historiens qui ne partagent pas ce point de vue et qui soulignent qu'avec ces lois il ne s'agit pas de dicter l'Histoire mais de lutter contre l'idéologie de la négation. En cela, le juge en appliquant la législation en vigueur n'intervient pas pour savoir si ce que dit l'historien est vrai, mais si son travail et ses allégations révèlent une intention de nuire.
[5] Rémond (René), « L’Histoire et la Loi » Etudes n°4046, juin 2006.
[6] Voir à ce sujet le remarquable documentaire de Jean-Noël Jeanneney et Pierre Beuchot « Contre l’oubli. Les traces des dictatures ». Comment 35 ans après, l’Espagne, la Grèce et le Portugal ont été marqués par les dictatures, à partir de la manière dont chaque pays a choisi de juger ses bourreaux et les conséquences que cela a eues et a sur les victimes et leurs héritiers.
[7] L’imprescriptible, op. cit., p.61.
[8] Habdul-hamid auteur des massacres de 1895 qui sera suivi du génocide de 19150 dont le premier responsable est Talaat d’autre part il ne sait rien de la programmation de ce génocide et je le soupçonne de ne pas s’y être intéressé tant il était sûr qu’il ne pouvait être comparable au génocide des Juifs.
[9] Jankelevitch (Vladimir) op., cit. p. 39. Il y a là, de la part de Vladimir Jankelevitch, une méconnaissance de l’histoire qui confine à la falsification en ce qu’il cède lui, là, à un mouvement passionnel au mépris de toutes données historiques auxquelles, sans doute, il ne s’est pas intéressé.
[10] Rémond (René) cité par Pierre Nora en exergue du manifeste Liberté pour l’Histoire.
[11] L’imprescriptibilité c’est justement ce qui n’est pas limité dans le temps et est valable pour tous les crimes auxquels la définition de génocide s’applique.
[12] Nora (Pierre ) op. cit., p. 13.
[13] Garapon (Antoine) op. cit., p. 161.
[14] Racine (jean baptiste), Le génocide des Arméniens. Origine et permanence du crime contre l’humanité, ed Dalloz, 2006, p 67.
[15]Rémond (René), op. cit.
[16] Silences que Marc Ferro, pourtant signataire du manifeste, dénonce dans son livre : L’histoire sous surveillance, Folio/histoire, 1992.
[17][17]Secher (Reynald), La désinformation autour des guerres de Vendée et du génocide vendéen. Atelier fol’Fer, 2009.
[18] Garapon (Antoine), op. cit., p. 21.
[19] Racine (Jean-Baptiste), op. cit., Précisons que bien que définitivement crée lors des procès de Nuremberg, cette notion de crime contre l’humanité, apparaît dès 1915 dans la Déclaration alliée sous la mention de « crime contre l'humanité et la civilisation ». Elle est ensuite reprise en 1919, lors de la Conférence de la paix qui évoque « les crimes contre les lois de l'humanité ».
[20]Garibian (Sevane), Du négationnisme considéré comme une atteinte à l’ordre public, Le Monde 12 mai 2006.
[21] Voir à ce sujet sur internet la vidéo du séminaire de la Règle du jeu du 1er avril 2012 « Quelle place pour les droits de l’homme dans la diplomatie française ? » avec François Zimeray ambassadeur des droits de l’homme pour la France depuis 2009.

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